A.L.A.N.

A.L.A.N.

Dans le petit village de Bègues niché au cœur du Bourbonnais, la nouvelle avait semé une mini révolution. Le livre le plus vendu de l’année était l’œuvre d’une intelligence artificielle. Pas d’un auteur humain, pas d’un poète oublié, pas même d’un écrivain régionaliste à l’accent roulant bien de chez nous. Non, d’une machine ! Une simple et vulgaire bécane empilant des zéros et des uns. Il se disait qu’elle avait été fabriquée de bric et de brocs dans un laboratoire high-tech perdu quelque part entre Vichy et Montluçon, dans un recoin secret de la forêt des colettes.

Le roman intitulé « L’alchimie algorithmique », avait dépassé les frontières du Bourbonnais, même de la France, et s’était répandu sur la planète comme l’offensive d’un virus conquérant un monde ébahi. Un étrange mélange de romance à l’eau de rose, de barbouzerie et d’espionnage, édulcoré d’un soupçon d’humour grinçant rappelait les comédies de Michel Audiard. À Bègues, les avis étaient partagés voire franchement tranchés. Les uns criaient au génie, les autres au scandale. Parmi eux, deux figures emblématiques du village s’affrontaient dans une joute verbale quotidienne : Epiméphryne, la jeune libraire éclectique passionnée, et Archibald, le vieil instituteur retraité, fervent lecteur de littérature classique.

– Franchement Epiméphryne ! tu ne peux pas trouver ça bien. Un roman écrit par une machine ? Ce n’est pas de la littérature, c’est un torchon encodé, enveloppé dans de l’hérésie ! s’écriait Archibald en gesticulant devant le comptoir de la libraire.

– Et pourquoi pas Archibald ? rétorquait Epiméphryne rajustant ses lunettes qui glissait sur le bout de son nez en le retroussant. Ce livre m’a fait rire, pleurer, rêver. Peu importe qui l’a écrit, non ?

– Mais une machine n’a pas d’émotion, pas de sentiment ! La littérature, c’est l’âme de l’humanité !

– Ah, et tu crois que tous ces auteurs qui pondent des best-sellers à la chaîne ont une âme ? On en reparlera quand tu auras lu « Les Chroniques coquines d’un pingouin au Pôle Nord ».

Archibald haussa les épaules, temporairement vaincu, tandis qu’Epiméphryne esquissait un sourire malicieux. Elle adorait taquiner son ancien instituteur qu’elle chérissait fort au fond de son cœur. Ce débat animé était devenu l’attraction locale. Les habitants de Bègues se réunissaient parfois devant la librairie pour prendre part à leurs duels verbaux, chacun y allant de son commentaire ou de son pronostique.

Un jour, un nouvel arrivant bouleversa cette routine bien établie. Clémence, une jeune éditrice fraîchement installée dans le village, fit irruption dans la librairie portant un exemplaire de « L’alchimie algorithmique » coincé sous le bras. Elle avait une idée folle : organiser un évènement littéraire dans ce village loin des grands centres urbains : « L’odyssée du livre ». Elle souhaitait aborder, entre autres, le thème de l’intelligence artificielle dans la création et promouvoir les petits auteurs locaux de nouvelles et de poésies.

– Un salon du livre ? Ici, à Bègues ? s’étonna Epiméphryne.

– Oui, pourquoi pas ? C’est l’endroit idéal. On a le charme de la campagne, un débat passionné, et ce livre qui fait le tour du monde ! ça peut attirer des chalands.

– Pas faux, mais tu crois que des écrivains humains voudront venir s’y frotter ? plaisanta Epiméphryne.

– On pourra toujours inviter la machine répliqua Clémence en riant. On lui mettra des roulettes et ça fera un bel autobus, en tous cas ça fera jaser.

Archibald qui suivait la conversation sans en avoir l’air depuis un coin de la boutique, se redressa soudain.

– Idée absurde ! Vous allez glorifier une mécanique froide remplie de circuit imprimés, de câble et de ferraille totalement insensible, au lieu de promouvoir les auteurs de chair et d’os, pétri de sentiments et d’émotions.

Clémence ne se laissa pas impressionner. 

– Au contraire, c’est une opportunité pour discuter des enjeux. Et qui sait ? Peut-être qu’en confrontant les différentes visions, on trouvera des points positifs.

Finalement, tout le village se mobilisa pour préparer l’événement, Serge Lenfant, l’édile de la commune en tête. Les producteurs locaux fournirent des produits du terroir, la salle polyvalente fut décorée par les membres bénévoles du comité des fêtes baptisé La loco, et Clémence réussit à convaincre plusieurs auteurs régionaux de participer. Le clou de la journée était l’interview en visioconférence, sur grand écran, de l’écrivain IA, surnommé pour l’occasion ALAN, acronyme pour « Algorithme Littéraire Automatique Novateur ».

Le jour J, la salle était comble. Une table ronde était animée par Clémence, où Epiméphryne et Archibald développaient leurs arguments. Epiméphryne défendait la modernité, Archibald plaidait pour l’âme de la littérature, lorsqu’ALAN apparut sur le grand écran installé sur le pignon, au fond de la salle. Il fut présenté par Monsieur Lenfant, puis, sa voix synthétique, un brin monocorde mais étrangement apaisante résonna dans l’espace. Il était symbolisé à l’écran par un humanoïde, dont l’aspect tenait du croisement entre D2R2 de star-war et du serveur blanc tout en rondeur en vogue au japon.

– Mesdames et messieurs, je suis honoré d’être présent virtuellement parmi vous. Je tiens à préciser que je n’ai pas écrit  » L’alchimie algorithmique «  seul. J’étais alimenté, guidé et purifié par les humains, des rédacteurs, des éditeurs et des programmateurs. Nous avons cocréé cette œuvre ensemble.

Un silence perplexe s’installa, dans lequel Archibald s’engouffra posant sa question qu’il voulait vicieuse.

– Que ressentez-vous en tant qu’écrivain, vous qui n’êtes qu’une machine dénuée d’humanité ?

ALAN marqua une pause simulant une réflexion intense.

–  Je ne ressens rien, dit-il de sa voix mécanique. Mais est-ce essentiel pour imaginer une histoire susceptible d’émouvoir les humains ? Vous êtes tellement prévisible, comme un système binaire. Peut-être que ma valeur réside dans la manière dont j’encode vos propres émotions.

Archibald pour la première fois, resta sans voix. La salle applaudit, certains par conviction, d’autres par politesse, d’autres pour … on ne sait pas trop pourquoi.

Après cet événement, le village retrouva son calme habituel. Epiméphryne et Archibald continuaient de débattre, mais une pointe de compréhension mutuelle s’était glissée entre eux.        Clémence, ravie du succès de son salon s’installa définitivement à Bègues, intégrant petit à petit le monde feutré d’Archibald d’Epiméphryne et de La loco. ALAN, quant à lui, se préparait à écrire une suite à son roman, mais cette fois en incorporant Clémence à ses datas.

– Tu vois Archibald, murmura Epiméphryne, peut-être que l’IA ne supplantera jamais les écrivains de chair et d’os. Elle pourrait juste devenir un nègre de plus dans l’univers des conteurs, un outil complémentaire.

Archibald soupira, un volume de Proust serré contre son cœur.

– Tant qu’elle ne signe pas « Rédigé par l’âme de Bègues » et qu’elle ne nous dépouille pas de nos chefs d’œuvres. Une aire nouvelle arrive, le temps est révolu pour les vieilles bêtes comme moi attachée à l’odeur de l’encre et des pages poussiéreuses. Bientôt plus de papier, plus d’odeur, juste des écrans impersonnels et froids. L’évolution se poursuit, mon ressenti est certainement comme celui des anciens lors de l’abandon de la plume d’oie pour la machine à écrire.

Le Bourbonnais, terre de traditions, venait d’entrer de plein pied dans l’ère du numérique et de l’intelligence artificielle, avec une touche d’humour et une bonne dose d’humanité.

ALAN